Méditation de Carême
« Remets-nous nos dettes, de même que nous aussi avons remis à nos débiteurs » (Mt 6,12)*
Qui ne s’est jamais surpris à attendre, presque sans s’en rendre compte, la reconnaissance du bien qu’il pense avoir fait ?
Qui peut dire qu’il n’attend pas aussi la réparation des offenses qu’il peut subir ?
Qui ne vit pas de cette croyance intérieure qu’il est une justice quelque part correspondante à celle qu’il imagine ?
Qui ne se surprend pas à penser que le passé nous donne des droits sur l’avenir ?
Cette justice que nous croyons être notre dû, que nous croyons « mériter », nous l’espérons des êtres et des choses.
Nous sommes prêts à nous battre pour ça, car l’absence de ce dû nous donne le sentiment d’avoir été frustré et nous souffrons de cette frustration.
J’ai très souvent et longtemps cru que tout ce qui m’a été donné dont je peux avoir la jouissance depuis longtemps, m’octroyait un droit permanent d’en disposer.
J’ai aussi très souvent le sentiment d’attendre une juste compensation pour mes efforts que ce soit dans mon travail, mes souffrances ou mes désirs. Toutes les fois qu’un effort sort de moi et qu’un fruit visible équivalent à cet effort ne me revient pas, j’éprouve un sentiment de déséquilibre, un vide me laissant percevoir que je suis volé de la rétribution que je pense mériter : j’en ai besoin car je crois y avoir droit.
Je crois avoir droit à une créance imaginaire : celle du passé sur l’avenir. Nous croyons tous avoir droit à cette créance.
Je dois y renoncer car assurément, le passé ne me doit rien. Nous devons tous y renoncer car le passé ne nous doit rien.
Nous devons renoncer en bloc à tout le passé. Nous devons accepter que l’avenir est encore vierge et intact, rigoureusement lié au passé par des liens que nous ignorons mais tout à fait libre des liens que notre imagination croit lui imposer.
Nous devons accepter la possibilité qu’il arrive et en particulier qu’il nous arrive n’importe quoi.
Nous devons accepter que demain fasse de toute notre vie passée une chose stérile et vaine.
Nous dépendons entièrement des circonstances extérieures, qui ont un pouvoir illimité pour écraser ce que nous sommes mais nous aimerions pourtant mieux mourir que de le reconnaître. Pour nous, le monde est un cours de circonstances tel que notre personnalité reste intacte et semble nous appartenir.
Toutes les circonstances passées qui ont blessé ma personnalité me semblent des ruptures d’équilibre qui doivent infailliblement un jour ou l’autre être compensées par des phénomènes en sens contraire.
Je vis de l’attente de ces compensations. Nous vivons de l’attente de ces compensations. C’est pour cela que l’approche de la mort est horrible, parce qu’elle nous force à savoir que ces compensations ne se produiront pas.
La remise des dettes c’est renoncer à cet imaginaire, à ma propre personnalité, à tout ce que j’appelle moi, sans aucune exception car dans ce que j’appelle moi il n’y a rien, aucun élément psychologique, que les circonstances ne puissent faire disparaître.
Accepter cela et être heureux qu’il en soit ainsi.
Pour que l’avenir ne porte pas le poids de mon imagination.
Sébastien
* Texte largement inspiré de la méditation de Simone Weil, « À propos du Pater » paru dans Attente de Dieu aux éditions Albin michel p.220-223.