« L’APRÈS-MIDI » DE NOTRE VIE
Disgrâce ou Grâce/Kairós ? Avoir ou Être ?
Ce thème a été inspiré par la métaphore de Carl Gustav Jung, le fondateur de la psychologie analytique, pour décrire la dynamique d’une vie humaine individuelle.
Jung a comparé la durée d’une vie humaine au cours d’une journée. Selon cet auteur, le matin de la vie correspond à la jeunesse et au début de l’âge adulte ; ce moment où une personne développe les caractéristiques de base de sa personnalité, construit les murs extérieurs et les piliers de la maison de sa vie et l’élève, prenant une place dans la société, choisissant une orientation professionnelle, commençant une carrière, se mariant et créant un environnement familial. Elle crée son image – l’idée qu’elle veut que les autres se fassent d’elle, un masque (persona)(1) – qui est son « visage extérieur », lui donnant une identité et en même temps la protégeant des dommages causés par les intrusions externes. Ce masque (la personnalité) c’est pour « protéger » la sphère intime de son être. Quiconque veut s’engager sur le chemin de la maturation spirituelle, en profondeur, sans s’être préalablement enraciné dans ce monde (le « matin »), court le risque d’un échec irresponsable, dit Jung.
Voici venir la crise de midi : un temps de fatigue, de somnolence ; les gens cessent de profiter de tout ce qui les satisfaisait. Même les anciens ermites connaissaient les pièges du « démon de midi », la « flèche qui vole de jour » (Ps 91,5), l’adversaire, avertissant contre le vice de l’acédie. Le mot acédie signifie plus que la simple paresse, bien qu’il soit couramment traduit comme tel. En fait, c’est plutôt une perte d’énergie et d’enthousiasme pour la vie, un malaise spirituel, une torpeur (aujourd’hui on pourrait opter pour des expressions comme la dépression ou le burnout. Une crise peut affecter notre santé, nos carrières professionnelles, nos relations conjugales et familiales, notre foi et notre vie spirituelle.
Mais cette crise, comme toute crise, selon Jung, est aussi une opportunité. C’est l’occasion d’aborder cette partie de notre être que nous n’avons pas assez développée, que nous négligeons ou que, volontairement ou involontairement, nous supprimons et refoulons dans l’inconscient. La partie non reconnue et non discernée de notre Soi (notre ombre, nos dettes) se manifeste enfin. Après tout, dans la tradition chrétienne, les péchés (dettes) comprennent non seulement les mauvaises actions, les mauvaises paroles et les mauvaises pensées, mais aussi l’omission du bien, la dissimulation des talents qui nous sont confiés.
Ce n’est que lorsque nous traversons la fournaise de la crise de midi (lorsque nous devenons capables, par exemple, d’accepter et d’intégrer ce que nous ne voulions pas savoir sur nous-mêmes, ou ne voulions pas admettre) que nous sommes prêts à nous lancer dans le voyage de l’après-midi de la vie. Mais cette nouvelle étape de la vie peut être complètement gâchée si nous continuons à la remplir avec une simple extension des activités du matin, en construisant une carrière et une sécurité financière, en polissant et en améliorant notre image aux yeux des autres, en recherchant les honneurs et les applaudissements, en clouant des insignes (toujours plus lumineux) à notre poitrine. Notre personnage peut devenir si gonflé qu’il finit par étouffer notre vie intérieure. Même le succès a ses mauvais tours, et la carrière et la fortune peuvent devenir des pièges.
Mais l’après-midi de la vie – âge mûr et vieillesse – à une tâche différente, et bien plus importante que celle qui incombait au matin de la vie : un voyage spirituel, une descente dans les profondeurs. L’après-midi de la vie est kairos, un moment opportun pour le développement de la vie spirituelle, une opportunité de compléter le processus de maturation qui dure toute la vie. Cette phase de la vie peut porter des fruits précieux : discernement, sagesse, paix et tolérance, capacité à gérer ses émotions et à vaincre l’égocentrisme. Ce dernier, en particulier, est un énorme obstacle sur le chemin de l’ego, le centre de notre vie consciente, au centre le plus profond, le moi intérieur. C’est précisément à travers ce passage du « petit moi » au moi le plus fondamental et le plus essentiel (appelons-le Dieu ou « Christ en nous »), que l’être humain prend conscience du sens de la vie, atteint sa maturité et sa plénitude.
En revanche, l’incapacité à remplir la tâche de cette phase de la vie (un « mauvais vieillissement ») génère de la rigidité, des troubles émotionnels, de l’anxiété, de la suspicion, de la méchanceté, de l’apitoiement sur soi, de l’hypocondrie et une peur de l’environnement personnel. Selon Jung, il est fort probable que toutes les difficultés psychologiques des personnes de la seconde moitié de la vie soient liées à l’absence de dimension spirituelle et religieuse, au sens large du terme.
Je souligne ici une petite observation : Jung situe la crise de midi et le passage à l’après-midi de la vie vers trente-cinq ans. Mais l’espérance de vie humaine moyenne a beaucoup augmenté au cours des dernières décennies et s’étend de plus en plus ; le culte de la jeunesse, provoqué par la révolution culturelle de la fin des années 1960, affecte et absorbe l’âge mûr (presque toute la vie productive, en fait) en ralentissant et en obscurcissant le processus de vieillissement qui, selon Jung, devrait être la période de maturité de l’après-midi. En revanche, la période de vieillesse s’allonge de plus en plus, ce qui soulève de nombreux problèmes et interrogations. La vieillesse doit-elle devenir une réplique de la jeunesse, ou nos contemporains et ceux à venir reçoivent-ils le don précieux de pouvoir développer plus longtemps et plus profondément une culture de vie spirituelle et de maturation spirituelle ?
Avoir ou ÊTRE ? Telle est la question !
La vie est une confluence entre la liberté d’être, le besoin d’avoir, l’impulsion d’aimer, la sensibilité d’être, la responsabilité de donner, l’exigence de savoir.
La matérialité obsessionnelle de la manière d’affronter la vie, l’utilitarisme choisi comme mesure prépondérante du bonheur apparent, la primauté des moyens technologiques et numériques sur le personnalisme des relations humaines, l’individualisme exacerbé de soi toujours au premier plan, ont eu comme conséquence une distance néfaste entre les deux verbes fondamentaux de notre existence, à travers lesquels nous sommes constamment interpellés : être et avoir.
Ce que nous associons au verbe avoir est une condition nécessaire à notre vie et à la satisfaction des exigences indispensables à la dignité inaliénable de tous. Mais ce n’est jamais assez si nous nous laissons aliéner par tout ce que l’avoir implique ou induit.
Ce qui est sûr, c’est que l’idée d’avoir est aujourd’hui dominante. Comme l’a dit le pape François, « souvent, la gratuité ne fait pas partie de la vie quotidienne, où tout s’achète et se vend, où tout se calcule et se mesure ». Benoît XVI, dans son encyclique « Caritas in Veritate », écrivait : « La vocation humaine au progrès pousse les hommes à faire, à savoir et à posséder plus, afin d’être plus. Mais ici, le problème se pose : qu’est-ce que cela signifie d’être plus ? Et il ajoute : « Enfermé dans l’histoire, le progrès humain est soumis au risque de se réduire à une simple augmentation de l’avoir ».
Sans s’en rendre compte, le langage courant lui-même a manifesté un attrait pour l’hégémonie de l’avoir, même si par là nous ne faisons référence qu’à différentes expressions de notre être. On ne dit plus « je pense », mais « j’ai une idée » ; on remplace « je veux » par « j’en ai envie ». Et, assez souvent, nous réalisons même qu’au lieu d’« être », nous disons que « nous avons une vie ». Les situations qui nous affligent chaque jour ne sont plus du domaine de l’être mais de l’avoir. Par conséquent, nous disons « j’ai un problème », ce qui signifie que nous transformons la perception du problème en quelque chose que nous avons maintenant : le problème lui-même ! Et celui-ci, assez souvent, se venge en passant de possédé à possesseur.
La connaissance elle-même est désormais soumise à la prédominance de l’extension de l’avoir (ou de la possession), mesurée par le savoir plus par la branche et l’éphémère que par la compréhension de l’être, c’est-à-dire le savoir mieux et plus profondément. Dans ce contexte, l’intelligence artificielle est un risque pour la valorisation éthique de l’essence de l’être humain, qui ne rentre pas dans les algorithmes, mais s’enracine plutôt dans l’âme, dans la sensibilité, dans chaque contexte de la personne.
L’être est illuminé par des signes intérieurs, tandis que l’avoir présente des signes extérieurs. Être est associé à la motivation, et avoir à l’ambition. La reconnaissance et le mérite sont liés à l’être. Par l’avoir, le succès et l’échec. Par conséquent, dans l’Être on vit, et dans l’avoir on gagne et on perd.
L’Être rassemble dans la différence. L’avoir peut se désagréger par la somme. Être exige d’être meilleur, par principe. Avoir nécessite d’avoir plus, comme objectif. L’être se perfectionne dans le partage, dans l’amour, dans l’authenticité, dans le don. L’avoir est consommé dans l’individualisme et le consumérisme. Contrairement à l’avoir, l’être n’a pas besoin d’euros pour s’évaluer.
Être et avoir, cependant, ne sont pas antagonistes ou incompatibles. La convergence de l’être et de l’avoir est à la base du lien entre l’impératif d’être et la possibilité d’avoir. L’espace privilégié d’harmonie entre l’avoir et l’être est la famille. Et un espace décisif d’harmonie entre l’être et l’avoir peut et doit être l’entreprise. Pour l’éthique, pour le respect, pour la responsabilité sociale.
Et même (ou surtout) en religion, être dans la foi est plus profond et plus vrai que d’avoir la foi. Ainsi, le désert comme symbole de libération, et « les Béatitudes » comme renoncement à la structure de l’avoir. Et la vie au-delà de la mort, dans laquelle l’être devient éternel et l’avoir tombe en poussière.
Seigneur, que Ton Règne vienne… Qu’il éclaire et change notre vie !
Père Alvaro ALVES DOS SANTOS
(1) Le concept de persona (prosópon) est tiré de l’Antiquité classique : l’acteur qui jouait différents rôles portait des masques pour distinguer l’identité de chaque personnage.
1 Comment
Chantl Lacker
grand merci pour cette réflexion pratique